Un retour aux origines de la couleur

Au début de l'époque pharaonique, les Égyptiens fabriquaient déjà un pigment bleu, le tout premier pigment synthétisé. L'une des premières utilisations de ce pigment est contemporaine des Pyramides de Gizeh (IVe dynastie, 2613-2494 avant J.-C.). Les stèles, papyrus, sarcophages et décors monumentaux des temples étaient parés du célèbre "bleu égyptien". Il était encore utilisé au VIIe siècle après J.-C., sur fresques, car il fut le pigment bleu de toute l'Antiquité méditerranéenne.

Un pigment "vert" était également synthétisé pendant quelques siècles, mais son usage fut limité à l'Égypte. La teinte de ce matériau est plus turquoise que verte et cette appellation est due à son utilisation pour les motifs végétaux, tels que les feuilles et les tiges décorant les objets et par association avec le bleu égyptien.

La palette égyptienne

"Ni les monuments, ni les petits objets de l'Égypte antique ne peuvent exister sans la couleur, porteuse d'une pulsion de vie aspirant à l'immortalité." (Sylvie Colinart, Elisabeth Delange, Sandrine Pages-Camagna in "Couleurs et pigments des peintures de l'Égypte antique" Revue Techné n°4–1996, p.29).

Les peintres égyptiens étaient inspirés par leur environnement, ils cherchaient à reproduire et à copier la nature telle qu'elle était en réalité. La palette du peintre égyptien était essentiellement constituée de pigments minéraux, généralement disponibles sur le territoire égyptien. (Aujourd'hui, la plupart des couleurs utilisées dans la peinture sont produites par l'industrie chimique, bien que de nombreux pigments ou colorants minéraux puissent être obtenus naturellement à partir de différents minéraux, végétaux ou animaux).

Chaque couleur était chargée d'un fort symbolisme, et plus particulièrement le bleu et le vert. D’un usage naturaliste, ils représentaient le ciel, l'eau et la végétation. Mais le bleu était associé à la nature divine et le vert à la résurrection, la fraîcheur et la jeunesse, ce qui explique l'usage important qui en fut fait, notamment pour les carnations de certaines divinités. La teinte turquoise suggère à la fois, aux yeux des égyptiens, l’image de la maternité en même temps que la viridité des plantes.

La fabrication du premier pigment synthétisé, le pigment bleu, remonte au IIIe millénaire avant J.-C.. Ce pigment bleu, retrouvé au XIXe siècle sur les fresques de Pompéi, est toujours visible sur les monuments égyptiens et les œuvres d'art de l'Antiquité préservés jusqu'à ce jour : amphores grecques, fresques gallo-romaines, peintures sur bois égyptiennes. Sa dénomination égyptienne "khesbedjiryt", textuellement "lapis-lazuli fabriqué", de même que sa teinte en font un substitut du lapis, minéral suffisamment précieux pour être réservé à la bijouterie. L’importance symbolique du lapis a été ainsi reporté sur le bleu égyptien, son substitut pigmentaire.

Un autre pigment synthétique apparaît quelques années plus tard : le vert égyptien, de teinte turquoise. En raison de la similarité de leurs teintes, en particulier sur des peintures encrassées et lacunaires, ces deux pigments ont longtemps été confondus, bien que les artistes égyptiens les aient utilisés à des fins différentes d'un point de vue symbolique. Le vert égyptien, substitut de la turquoise "mefkat", n’a pas de dénomination égyptienne reconnue, hormis celle de "hemet", signifiant poudre de glaçure verte.

Il n'existe à ce jour, aucune donnée épigraphique ou iconographique de la synthèse de ces pigments. Pline et Vitruve sont les premiers auteurs à parler de la fabrication du bleu égyptien par chauffage, en mêlant des ingrédients minéraux, mais la description en demeure imprécise. Aussi cette technologie de fabricant de pigments était jugée perdue.

Un défi analytique

La recherche menée sur ces pigments antiques était motivée par la volonté de comprendre les procédés de fabrication de matières silicatées colorées au cuivre, afin de connaître leurs origines : s'agissait-il d'un seul pigment bleu dont les mauvaises conditions de synthèse ou une dégradation entraînaient la formation du vert, ou de deux pigments distincts répondant à des paramètres bien contrôlés depuis l'Antiquité ?

Les efforts combinés du Laboratoire de Recherche des Musées de France et des conservateurs du Musée du Louvre ont permis à Sandrine Pagès-Camagna de travailler sur dix pains de pigments égyptiens bruts datant du Nouvel Empire (vers 1567-1085 av. J.-C.) et provenant du village des artisans royaux de Deir El Medineh, près de la nécropole de Thèbes. Ces pains devaient fournir beaucoup plus d'informations que des fragments de peinture prélevés sur une œuvre d'art, dans la mesure où le pigment n’avait été ni broyé, ni mélangé à un autre matériau. Toutefois la recherche s’est élargie à cinquante prélèvements de matière picturale, sous forme d’écaille de 1mm2, provenant de d’objets polychromés sur différents support (bois, céramique, pierre, cartonnage), dont la chronologie s’étend sur une période allant de l’Ancien Empire (2700-2200 av. J.-C.) à la Troisième Période Intermédiaire (XXIe dynastie, 1069-945 av. J.-C.).
 

Découverte des recettes antiques

Pour comprendre le procédé de production, deux approches complémentaires ont été adoptées :

Le mystère de la recette antique est enfin révélé. Cette recette repose sur la cuisson d'un mélange spécifique de composés renfermant du silicium, du calcium et du cuivre avec un fondant sodique, dans des conditions très contrôlées :

La recherche a démontré que les pigments vert et bleu étaient réellement distincts : bien que préparés dans les mêmes conditions, un frittage, chaque pigment avait une couleur caractéristique due aux proportions précises du mélange et aux domaines thermiques dans lesquels la cuisson a eu lieu.

Le bleu égyptien est un matériau composite associant de la cuprorivaïte (CaCuSi4O10), des espèces siliceuses polymorphes (quartz et/ou tridymite) et des résidus de fabrication dans une phase silicatée amorphe plus ou moins abondante. Le pigment s’obtient par cuisson en atmosphère oxydante entre 870° et 1100°C (température de stabilité de la cuprorivaïte) suivie d’un refroidissement lent dans le four, d’un mélange contenant environ 19% de cuivre et environ 1% de sodium. L’augmentation de la proportion de fondant fait croître la quantité de phase amorphe.

Le vert égyptien, caractérisé par une phase amorphe majoritaire donnant sa couleur turquoise au pigment et emprisonnant des cristaux de parawollastonite (CaSiO3) et des restes siliceux (quartz, et/ou -tridymite ou cristobalite-), est obtenu par cuisson oxydante entre 900°C et 1150°C d’un mélange enrichi en calcium et en fondant (7% au minimum) et appauvri en cuivre. L’espèce siliceuse remplaçant le quartz dès 950°C dépend de la quantité de fondant. La morphologie des formes siliceuses permet de conclure au refroidissement lent.

Les matériaux de base sont les mêmes : l’apport de cuivre peut se faire avec des résidus de bronze ou de cuivre qui seront identifiés par les restes détectés en analyse, la silice provient du sable et le calcium des roches calcaires. Le fondant sodique peut être issu du natron ou de cendres végétales.

Les variations chromatiques sont maîtrisées à la fois par la cuisson, en jouant sur la température, mais également par le biais du broyage : cela permet aux artisans égyptiens de conserver un pigment pur, tout en créant un éventail coloré.

La maîtrise des techniques de l'Egypte antique

Les travaux de Sandrine Pagès-Camagna apportent un éclairage nouveau sur les technologies antiques et sur leur influence sur les techniques de peinture et de céramique. Outre le progrès qu'ils représentent dans le domaine minéralogique, ces travaux contribuent à l'amélioration des techniques de restauration et de conservation des œuvres d'art.

Sandrine Pagès-Camagna
Laboratoire du centre de recherche et de restauration des musées de France

 

Source : les secrets des pigments bleus et verts égyptiens (CNRS)