Groff, Lauren « Les terres indomptées » (RLH2025) 269 pages

Groff, Lauren « Les terres indomptées » (RLH2025) 269 pages

Autrice:
Lauren Groff, née le 23 juillet 1978 à Cooperstown dans l’État de New York, est une écrivaine américaine.
Elle passe son enfance et son adolescence dans sa ville natale. Pour ses études supérieures, elle s’installe au Massachusetts et obtient un premier diplôme du Amherst College. Elle s’inscrit ensuite à l’université du Wisconsin à Madison où elle termine un Master of Fine Arts spécialisé en fiction.

Son premier roman, intitulé Les Monstres de Templeton (The Monsters of Templeton), paraît en 2008 et s’inscrit sur la New York Times Best Seller list. Lauren Groff y évoque l’écrivain James Fenimore Cooper et la ville de Templeton, ancien nom de Cooperstown.

Romans: Les Monstres de Templeton (2008 – The Monsters of Templeton 2008) – Arcadia (2012) – Les Furies (2017- Fates and Furies 2015) – Matrix (2021 – traduit en 2023) – Les terres indomptées (2025 – The Vaster Wilds, 2023)

Editions de l’Olivier – 03.01.2025 – 269 pages (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau)
– Parmi les 3 finalistes du Prix des Libraires 2025 du Roman Etranger

Résumé:
« A travers une fente de la haute palissade noire, trop fine, semblait-il, pour laisser passer une personne, la jeune fille se faufila jusques aux vastes, jusques aux terribles terres sauvages ». Une jeune fille semble perdue au coeur de la forêt la plus obscure. Nous sommes au XVIIe siècle, sur un territoire qui deviendra les Etats-Unis. Elle vient de s’échapper, elle court loin de la servitude et des brimades. 

Maintenant, il faut survivre. Dans ce conte sauvage, une fille sans avenir brave toutes les violences et s’affirme en désobéissant pour devenir, au gré des épreuves, une véritable héroïne. Les Terres indomptées est un grand roman d’aventures, haletant et lyrique.

Mon avis: 

Après « Les Furies » (sur recommandation de Barack Obama) j’ai retrouvé avec énormément de plaisir la plume de Lauren Groff. A nouveau un roman sur les oppositions, la solitude, l’angoisse, les hommes et les femmes, les forts et les faibles…

Dans ce conte, cette fable, une jeune fille veut survivre, elle veut vivre. Elle va aussi devoir à apprendre à penser à elle et non pas aux autres, apprendre à affronter l’indifférence, la peur, les cauchemars, le passé…
Son voyage vers la nouvelle vie, vers le nouveau monde va passer du rêve au désespoir : elle va tomber amoureuse d’un souffleur de verre lors de la traversée, va le perdre dans les flots déchainés, mais elle aura appris que la douceur et l’amour existent.
Elle va fuir d’un Fort où elle est maltraitée ; le roman est le récit de sa fuite, de sa lutte pour la vie. 
Au cours de son périple, elle va croiser un homme solitaire depuis 40 ans, qui vit à l’intérieur d’un arbre, un missionnaire ayant échappé au massacre des siens et qui se parle à lui-même dans un résidu de latin. Un homme qui assimile la femme ( qu’il appelle elle-chose ou non-homme) au démon et devoir affronter bien d’autres dangers, des rencontres avec des humains, des ours, le loup, la famine, la solitude, les blessures et la maladie,. Elle va être victime d’attaques – elle prend une pierre sur la tête –  et de traque ; elle va devoir se cacher pour survivre.
Elle va aussi devoir affronter les éléments, les conditions climatiques, le froid, le manque de nourriture…
Rarement « la fille » « s’accorde le luxe du désespoir » et ensuite elle se relève encore et encore et continue sa fuite vers l’avant, malgré toutes les embûches.
Son passé l’accompagne, elle le revisite; elle revoit les moments de bonheur, quand elle se sentait aimée par sa maitresse, elle revoit aussi les temps difficiles de l’asile des pauvres, de la période de la peste noire, elle se remémore l’époque où elle faisait figure d’animal de compagnie, quand elle fut appelée par sa maitresse du nom d’un singe savant, lorsqu’elle était ni plus ni moins qu’un objet de divertissement… Il y a aussi la relation avec la petite Bess … Mais je ne vais pas tout vous raconter…

C’est aussi un parcours dans la nature, des descriptions à couper le souffle, un style d’écriture magnifique et enchanteur; »La fille » apprend la vie, les choses, elle se rend compte que pour que les choses existent, il faut leur donner un nom. Elle va aussi réfléchir à Dieu: est il unique ? Est-il multiple ? Est-t-il blanc? Dans quoi vit-il?
Pour survivre elle va ressentir des présences à ses côtés : le fantôme de son souffleur de verre, la fièvre qui l’habite et lui tient compagnie et la réchauffe dans cette solitude glaciale, les arbres qui l’abritent et dont elle se sent devenir partie. 

Extraits: ( je sais il y a pléthore) 

Et chaque fois qu’elle passait devant un homme imaginaire, celui-ci s’avérait n’être qu’ombre.

Elle savait qu’il fallait fuir mais pas se retourner grâce à la femme de Loth qui avait regardé en arrière une seule fois, après avoir quitté Sodome, proie de la destruction, et que l’ire céleste et sa faiblesse transformèrent en statue de sel.

Être rien, c’est ne point exister, être rien, c’est être sans passé.

Elle avait beau y voir les yeux hostiles des hommes, il s’agissait en fait de ceux de la forêt, qui observait cette créature nouvelle au pas pesant, à l’âcre puanteur, et au souffle sifflant

on l’avait reléguée parmi les personnes de deuxième catégorie, abandonnées aux dents acérées et avides du froid.

Lorsqu’elle s’éveilla seule dans l’anfractuosité, ses cauchemars nocturnes avaient sonné le glas de ce confort qu’elle avait éprouvé dans la chaleur du feu, et elle se sentait vide tout au fond de son âme. 

Il y aurait une espèce de poésie dans cette répétition : le poisson dans la fille, la fille dans le poisson. Peut-être l’éternelle chaîne de la vie n’en était-elle pas une, peut-être était-ce un cercle, une existence ne s’achevant pas là où commençaient les autres, mais toutes les âmes débordant les unes par-dessus les autres.

Quand les étoiles brillaient au ciel, elles nimbaient la terre de leur clarté d’une intensité presque égale à celle du soleil, un jour couvert, et la jeune fille progressait vers le nord sur un chemin taillé entre ombres et lumière.

À la lumière du feu, elle sortit de son sac ses chères possessions afin d’en prendre soin, car elles étaient ses seules amies, chacune développant sa personnalité. La hachette était certes brutale, mais loyale comme un chien, le couteau lunatique, colérique, mais toujours prêt, le silex taciturne, le sac désorienté, les couvertures paisibles, la timbale en plomb-étain avide et trop gourmande. Elle ôta ses deux bottes, ses deux meilleures amies et les plus courageuses, 

Ces gens avaient beau être nés sur une terre sans dieu, eux aussi ils avaient été créés sur le modèle d’Adam ; comme les anglais, ils portaient sur le corps la ressemblance avec leur créateur immense.

Quel est le but de ton voyage, jeune fille ? demanda-t-elle.

Je veux vivre, dit la fille. Si je m’arrête, j’en mourrai.

Tu es donc désireuse de souffrir plus encore ?

Je suis pauvre et nécessiteuse, et mon cœur est blessé en dedans ; je décline comme l’ombre qui se dissipe

C’était une chose, une chose ; il avait oublié le nom de telles choses, qui saignaient des parties honteuses. Ces choses à seins, ces choses à trous. Ces mauvaises choses, ces choses d’Ève, choses catins et choses mères, choses épouses, produisant des enfants. Elles-choses. Choses non-hommes. Ô, ne lui revenait point le nom de ces humains. Ces choses empreintes de mal depuis ce jour fatal où fut mordue l’épouse d’Adam par le serpent, qui lui fit goûter à ce fruit et condamna ainsi toute l’humanité par le péché originel. Car en effet, s’il n’y avait point de chrétiens dans les parages, et cela était impossible, alors cette elle-chose ne pouvait être là. 

Elle frappa ce rideau de glace avec le manche de la hachette, jusqu’à ce qu’il cédât, puis elle l’ouvrit sur un monde fantasmagorique. Toute la forêt scintillait, argentine dans la nuit. Après la grêle, une pluie glaciale était tombée, que tout à son profond sommeil elle n’avait pas entendue, et l’averse verglaçante n’avait point coulé jusqu’à elle, arrêtée par le mur de bois pourri extrait du tronc qu’elle avait par instinct poussé comme une barrière devant l’entrée de sa petite caverne. Les arbres étaient couverts d’une glace si épaisse qu’elle semblait un fourreau de verre, et les astres brillaient d’un éclat si puissant que le monde miroitait en retour, béat d’éblouissement.

Élevée en ville, elle ne connaissait rien de la nature, toutefois elle l’estimait à sa manière très maligne. Mais à présent, en l’ayant affrontée dans sa version extrême, et après avoir tant appris, elle sentait combien son ignorance était profonde, et le vertige la prit en songeant à tout ce qu’il restait à apprendre.

Il y avait quelque chose de mal à voyager sans nom à travers ce pays sauvage ; elle avait l’impression de traverser le monde sans peau.

Et peut-être, pensa-t-elle, dieu n’était-il ni singulier ni trinité mais démultiplié, aussi varié que les créatures qui vivaient sur cette terre.

Peut-être que dieu est tout.

Peut-être que dieu déjà vivait en tout.

Et que ces lieux, leurs habitants n’avaient pas besoin des anglais pour leur apporter dieu. 

C’est une faute morale de manquer la beauté du monde, dit une voix dans sa tête.

Tandis qu’elle regardait, d’épais nuages laineux s’en vinrent du nord, s’étirant sur tout l’horizon des cieux lointains. Elle les observa avec plaisir. Qu’ils étaient beaux, quel superbe violet. Elle toucha autour de son cou la couverture brûlée, songeant qu’elle aurait préféré une couverture de nuages contre sa peau, car ils semblaient tellement plus doux. Telle une soyeuse chevelure noire. Avec des gestes de ses mains, elle fit comme si elle les tirait sur son visage. Elle les imagina tièdes sur sa peau, cachant le soleil éclatant là où elle se trouvait. La nuée progressait en hâte en direction du sud, transportant avec elle une ombre épaisse, au point que les arbres et l’eau qu’elle recouvrait devinrent soudain noirs comme en pleine nuit.
Mais l’étoffe des nuages se déchirait parfois à cause de la vitesse, et il s’y ouvrait de grands trous. À travers eux, l’éblouissant soleil passait ses longs doigts fins et il touchait le sol, et les arbres que la lumière tout à coup éclairait parmi les autres paraissaient si parfaits, si purs exemples de leur espèce, qu’elle se demanda comment elle avait fait pour ne pas voir cette beauté parfaite avant ce jour.

Survivre seule, ce n’est pas la même chose qu’être vivante, comprit-elle.

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